Le 14 septembre 2019, sur le site marseillais d'Aix-Marseille Université, Jeanne Riaux a soutenu son Habilitation à Diriger les Recherches.
Elle y a présenté une réflexion issue de son expérience de recherche auprès et avec les hydrologues, intitulée : Une anthropologie "chez" les hydrologues. Penser la production de savoirs hydrologiques à travers la relation interdisciplinaire.
Il est question de dialogue interdisciplinaire, de savoirs hydrologiques, de médiations sociohydrologiques et d'engagement.
Cette réflexion a été accompagnée par Laurent Vidal et présentée devant un jury composé de :
- Chantal Aspe, Maître de Conférences AMU. Rapporteure,
- Stéphane Ghiotti, Chargé de recherche CNRS. Examinateur,
- Marcel Kuper, Directeur de Recherche CIRAD. Examinateur,
- Pierre-Yves Le Meur, Directeur de recherche IRD. Rapporteur,
- Pierre Ribstein, Professeur Université Paris VI. Rapporteur,
- Laurent Vidal, Directeur de recherche IRD. Garant,
- Anna Wesselink, Visiting Researcher Univ. of Leeds. Examinatrice.
Résumé :
Dans le domaine de l’eau tel qu’il est abordé par les sciences de la société, un aspect demeure encore peu documenté : celui des savoirs hydrologiques et de la manière dont ces derniers, qu’ils soient « scientifiques » ou « vernaculaires », sont construits, produits, véhiculés. À l’inverse de ce qui s’est passé autour des savoirs liés au vivant : botanique, agronomie ou écologie, peu de recherches ont associé l’anthropologie aux sciences de l’eau. En cela la fabrique d’une anthropologie « chez » les hydrologues repose sur une pratique scientifique originale qui interroge à la fois la rencontre des sciences de la nature et des sciences de la société, les savoirs hydrologiques et le rôle de l’anthropologue dans un contexte interdisciplinaire de recherche pour le développement.
En revenant sur mon parcours scientifique au sein d’une équipe d’hydrologues, je brosse le tableau d’un monde de l’eau fragmenté, où sciences de la société et sciences hydrologiques dialoguent peu, s’ignorent souvent tout en se désirant parfois, s’opposent à demi-mots sans que rien ne soit clairement énoncé. Cela alors que les injonctions aux rapprochements interdisciplinaires se font de plus en plus pressantes, orientant fortement les projets de recherche à l’oeuvre aujourd’hui autour de l’eau. Dans ce contexte, la réflexion sur les conditions d’élaboration (ou non) d’un dialogue interdisciplinaire équilibré et fécond apparait essentielle.
À travers une ethnographie de la rencontre « sociohydrologique » sur un terrain tunisien, il s’agit d’en explorer les étapes : la pratique du terrain, la construction d’un raisonnement scientifique commun et l’écriture à plusieurs mains, puis le travail de réflexivité sur les pratiques et postures de recherche. C’est au cours de ces étapes que les savoirs hydrologiques se sont constitués en objet de recherche interdisciplinaire, donnant lieu et sens au dialogue entre hydrologie et anthropologie. Avec les hydrologues, nous avons en effet pris conscience de la manière dont la recherche de chacun d’entre nous est engagée dans le monde social où elle est déployée. Cela nous a amenés à centrer le dialogue interdisciplinaire sur la compréhension des processus cognitifs et politiques à l’oeuvre dans la production de savoirs hydrologiques, dans la manière dont ils circulent, les contradictions et/ou complémentarités qui peuvent émerger de leurs rencontres, ainsi que les rapports de force qui en sous-tendent la hiérarchisation.
Le travail de réflexivité est ici volontairement provoqué par l’anthropologue. Mais les nouvelles interrogations qui résultent de ce travail transforment autant les hydrologues que l’anthropologue. Cette « maïeutique croisée » amène les chercheurs dans des directions imprévues, permettant d’explorer certains impensés de la production de savoirs et des pratiques scientifiques. Alors qu’il est généralement attendu (espéré ?) que le dialogue interdisciplinaire atténue les différences de langage, de postures et de point de vue, le cheminement réflexif mène plutôt à exacerber les différences, pour pouvoir les expliciter, les valoriser, puis les articuler. Ce processus de négociation fait émerger une manière originale de pratiquer et de faire avancer chacune des disciplines en présence. Cela met les protagonistes de la démarche sociohydrologique en position de « médiateurs » (traducteurs, facilitateurs, agitateurs, maïeuticiens, etc.) dans leurs propres arènes disciplinaires et dans les mondes de l’eau qu’ils côtoient. Cette position permet d’adopter un rôle privilégié pour penser le dialogue science/société autour de l’eau, par la connaissance fine des acteurs (scientifiques, habitants, irrigants, gestionnaires, etc.), des causes qu’ils portent et des savoirs qu’ils produisent et/ou mobilisent pour cela. La pratique collective d’une interdisciplinarité sociohydrologique est alors en mesure d’infléchir profondément la manière dont nous, chercheurs, nous situons par rapport aux arènes de décision sur l’eau, la manière dont nous pensons notre rôle dans la société. C’est là le programme d’une anthropologie engagée dans les arènes scientifiques et opérationnelles de l’eau, une anthropologie « chez » les hydrologues.